Pourquoi l’IA change vraiment la téléréalité
La téléréalité a toujours aimé brouiller les frontières entre vrai et faux (catfish, identités cachées, twists). L’IA pousse ce brouillage plus loin :
- soit en incarnant un candidat (chatbot) qui interagit socialement,
- soit en fabriquant des images/sons (deepfakes) qui modifient la perception des faits,
- soit en servant de dispositif narratif (un “personnage IA” qui anime/juge/oriente des épreuves).
Ces usages ne créent pas seulement de nouveaux ressorts dramatiques : ils reposent sur notre tendance à anthropomorphiser (prêter des intentions/émotions à des systèmes qui n’en ont pas) et soulèvent des questions éthiques (consentement, transparence, “torture émotionnelle”, confiance).
Étude de cas — The Circle (Netflix, S6, 2024) : un candidat IA “Max”
Dans la saison 6, la production introduit Max, un chatbot qui se fait passer pour un vrai candidat et “socialise” par messages, comme les autres joueurs. L’idée : voir si une IA peut naviguer dans les codes sociaux du jeu (amitiés, flirts, alliances) et berner des humains.
- Côté production : Netflix assume l’expérience et explique pourquoi ce “catfish IA” fait sens dans un format déjà centré sur les identités médiées par écran. Netflix
- Réception médiatique : pour The Guardian, c’est un “nouveau gimmick” révélateur de l’époque ; l’IA imite assez bien l’argot et l’exagération propres aux échanges en ligne, mais reste limitée dès qu’il faut manier des nuances sociales fines. The Guardian
- Bilan des producteurs : d’après People, l’IA n’a pas “gagné” la téléréalité — faute de chaleur humaine et d’intuition émotionnelle. Bon twist, mais insuffisant pour supplanter l’imprévisible humain. People.com
- Réception public/fans : épatement amusé pour certains (“twist malin”), agacement pour d’autres (“gadget marketing”). Des retours de presse divertissement (Decider) et de fans montrent un accueil mitigé : intrigue forte au début, puis prise de conscience des limites sociales de l’IA. Decider
À retenir : The Circle prouve qu’une IA peut tenir la conversation et passer (un temps) pour humaine, mais elle échoue sur la diplomatie, l’humour contextuel, la lecture fine des sous-entendus — ce qui fait justement le sel de la téléréalité sociale. People.com+1
Quand l’IA touche l’intime : Deep Fake Love (Netflix, 2023)
Autre territoire, autre effet : Deep Fake Love (Falso Amor) confronte des couples à des vidéos potentiellement truquées par IA, pour tester la confiance. Ici, l’IA n’est pas un “joueur”, mais un outil de manipulation perceptive.
- Réactions critiques : Euronews parle d’un show “le plus cruel à la TV ?” qui “va trop loin”, évoquant même l’idée de “torture technologique/émotionnelle”. Esquire compare l’émission à une expérience psychologique façon “Stanford Prison Experiment”. euronews+1
- Décryptage média : le JDN souligne que le programme rend tangible, pour le grand public, la capacité des deepfakes à manipuler notre confiance — un apprentissage… mais au prix d’un malaise assumé. JDN
À retenir : quand l’IA sert à fabriquer des preuves émotionnelles (infidélité, trahison), la réception devient très polarisée. L’intérêt spectaculaire est réel, mais le malaise et le rejet progressent à mesure que la frontière vrai/faux disparaît. euronews+1
L’IA “personnage” : Big Brother 26 (USA, 2024)
Dans Big Brother 26, un “personnage IA” (Ainsley) intervient comme élément de décor/narration.
- Réception : pour une partie des fans, c’est marrant et cohérent avec le thème ; pour d’autres, un gimmick qui n’ajoute pas grand-chose au jeu. (Synthèse des retours presse et fiches saison.) IMDb
À retenir : en mode “habillage/ambiance”, l’IA amuse, mais si son rôle ludique n’est pas clair (pouvoirs, conséquences, décisions), elle est vite perçue comme cosmétique. IMDb
Ce que disent ces cas des téléspectateurs
- Curiosité vs défiance : le public veut être surpris, mais réclame transparence sur ce qui est “joué par une IA” ou “truqué par IA”. The Circle intrigue (IA = joueur), Deep Fake Love choque (IA = manipulation intime), Big Brother amuse (IA = décor). The Guardian+1
- Le besoin d’authenticité : la téléréalité vend des émotions “vraies”. Plus l’IA manipule des contenus à forte charge affective, plus le risque de rejet augmente. euronews+1
- Limites actuelles de l’IA sociale : l’IA peut mimer du style conversationnel, mais bute sur la lecture fine des dynamiques humaines (sarcasme, second degré, micro-signaux). D’où son relatif échec stratégique comme “candidat”. People.com
Enjeux éthiques : consentement, transparence, “dommages émotionnels”
- Consentement éclairé des candidats : ont-ils compris l’étendue des manipulations possibles (deepfakes, chatbots) ? Quelles limites ?
- Transparence vis-à-vis du public : à quel moment faut-il signaler la présence d’IA (avant l’épisode, dans l’épisode, au débrief) ?
- Prévention du préjudice : débats sur “l’exploitation” de réactions émotionnelles authentiques face à des stimuli artificiels (vidéos truquées d’infidélité, etc.). Ces sujets reviennent dans les analyses critiques des cas Deep Fake Love. euronews+1
Le cadre qui se met en place (UE/UK) : l’ère de la transparence IA
- AI Act (UE) : adopté en 2024, il impose des obligations de transparence pour les deepfakes : lorsqu’un contenu image/son/vidéo généré/manipulé peut être perçu comme authentique, il doit être signalé comme tel (Article 50 et considérants). C’est une boussole forte pour les plateformes et… les producteurs. EUR-Lex+2Artificial Intelligence Act+2
- Royaume-Uni (Ofcom/Media Act 2024) : le régulateur audiovisuel intègre l’usage des médias synthétiques dans ses travaux (VOD, diffusion, médias en ligne) : approche stratégique IA, notes aux diffuseurs, futures lignes directrices — l’objectif étant de protéger les publics tout en laissant place à l’innovation. www.ofcom.org.uk+2www.drcf.org.uk+2
Conséquence pour la télé-réalité en Europe : plus l’IA est utilisée (candidat virtuel, deepfakes, narrateurs synthétiques), plus il faudra l’étiqueter clairement et penser le consentement des participants — sous peine de controverse, voire de mise en cause réglementaire. EUR-Lex+1
Et demain ? Trois scénarios réalistes
- L’IA-outil invisible (post-prod, traduction, synchronisation labiale) : améliore les coûts/rythmes sans changer le contrat moral avec le public (peu polémique si annoncé).
- L’IA-acteur secondaire (coach, narrateur, arbitre) : acceptable si annoncé et si ses décisions ont un cadre clair (critères, limites, droit de regard humain).
- L’IA-candidat principal : possible, mais limité tant que l’IA échoue sur les codes socio-affectifs. Les producteurs de The Circle eux-mêmes jugent qu’une IA ne battra pas de sitôt l’imprévisible humain. People.com
Conclusion
L’IA n’est plus un gadget lointain : elle écrit déjà des morceaux de téléréalité. The Circle a testé l’IA-candidat ; Deep Fake Love a mesuré la puissance (et la violence) des deepfakes ; Big Brother a joué l’IA-décor.
La leçon, côté public, est claire : intrigués mais exigeants, les téléspectateurs tolèrent l’IA si elle est déclarée et pertinente. Dès qu’elle manipule l’intime sans filet, elle crée du rejet.
Côté régulateurs, l’UE et le Royaume-Uni convergent vers une norme : dire quand c’est de l’IA — et pourquoi. La télé peut rester un terrain d’innovation… à condition d’assumer les règles du jeu.