En septembre 2025, le studio britannique Particle6 Productions a dévoilé Tilly Norwood, une actrice entièrement générée par intelligence artificielle.
Ni clone, ni deepfake : Tilly est une création synthétique complète, fruit du travail de la plateforme Xicoia, fondée par la réalisatrice et entrepreneuse Eline Van der Velden.
Elle ne copie personne, n’a jamais été filmée, et pourtant… elle joue, parle, ressent — du moins en apparence.
Une actrice née de l’algorithme
Tilly Norwood a été conçue comme un personnage photoréaliste, capable de s’exprimer, d’improviser et d’interagir avec un environnement scénarisé.
Son premier rôle est apparu dans le sketch AI Commissioner, présenté au Zurich Film Festival.
La particularité du projet ?
Tous les personnages du film — seize au total — ont été générés par intelligence artificielle, sans aucune intervention d’acteurs humains.
Eline Van der Velden, à l’origine du projet, affirme que son ambition n’est pas de remplacer les artistes, mais d’expérimenter les limites de la narration numérique :
“Nous ne créons pas des clones d’acteurs existants, mais des identités numériques originales, libres de toute contrainte biologique ou contractuelle.”
Tilly possède donc un visage, une voix, un âge, un style et même un profil de personnalité définis par algorithme.
Elle peut être reprogrammée, modifiée ou vieillir artificiellement selon les besoins d’un projet audiovisuel.
Une menace ressentie dans toute l’industrie
Si Tilly fascine les studios de production, elle inquiète profondément le monde du cinéma et du doublage.
Depuis la grève historique du syndicat SAG-AFTRA en 2023, la question de la protection des acteurs face à l’IA est au cœur des négociations à Hollywood.
L’apparition d’une actrice “virtuelle” mais photoréaliste a ravivé les tensions.
Emily Blunt, interrogée par Variety, déclare :
“Nous sommes en train de franchir une ligne rouge. Jouer, c’est un métier d’émotions humaines. Une IA ne pleure pas, ne doute pas, ne ressent rien. Si tout devient simulé, que restera-t-il de vrai ?”
De son côté, Bryan Cranston (Breaking Bad) avait déjà prévenu lors de la grève :
“Le vrai danger, ce n’est pas que les IA nous remplacent. C’est qu’elles volent nos visages, nos voix et nos émotions pour créer un faux nous… sans notre consentement.”
Quant à Tom Hanks, il déclarait dès 2023 que des producteurs avaient déjà tenté de recréer son image numérique pour des publicités et des films :
“Je pourrais jouer encore dans 30 ans, même mort. C’est vertigineux, et un peu effrayant.”
Un vide juridique inquiétant
Le cas de Tilly Norwood soulève un problème majeur :
le droit à l’image et à la personnalité numérique n’est pas encore clairement défini dans la plupart des législations.
En Europe, le RGPD protège les données personnelles, mais pas les “identités synthétiques”, c’est-à-dire les visages, voix ou comportements générés artificiellement.
Rien n’interdit aujourd’hui à un studio de créer un avatar photoréaliste “inspiré” d’une personne existante, tant qu’il ne s’agit pas d’une copie exacte.
Des syndicats européens, comme Equity UK, réclament désormais une “licence d’identité numérique”, afin que tout usage de modèle humain généré par IA soit déclaré et rémunéré.
Les discussions avancent aussi à Bruxelles, dans le cadre de la mise en place du AI Act, qui prévoit un encadrement spécifique pour les créations synthétiques et les contenus “altérés”.
Innovation ou effacement du réel ?
Les défenseurs de Tilly Norwood y voient une nouvelle forme d’expression artistique.
Certains producteurs affirment que les actrices virtuelles pourraient réduire les coûts de tournage, diversifier les représentations et créer des rôles impossibles à incarner physiquement.
Mais pour beaucoup, cette logique industrielle cache une autre réalité :
le risque d’une “uberisation” de la performance humaine.
Les doublures, figurants, comédiens vocaux — tous ces métiers pourraient disparaître, remplacés par des avatars sans salaire, sans syndicat et sans revendication.
Le critique David Ehrlich (IndieWire) résume la tension ainsi :
“L’IA ne menace pas seulement les emplois, elle menace la notion même d’auteur. Quand tout devient calcul, qu’est-ce qu’une interprétation ?”
Une frontière de plus en plus floue
Tilly Norwood n’est que la première d’une génération d’acteurs IA.
Des studios comme Deep Agency ou MetaHuman de Microsoft développent déjà des avatars capables d’émotions faciales et de performances vocales réalistes.
Même Netflix a investi dans des outils de doublage automatisé pour ses versions internationales.
Et le public ? Il oscille entre fascination et malaise.
Sur les réseaux sociaux, certains saluent une “révolution technologique inévitable”, tandis que d’autres parlent d’une “crise d’identité culturelle”.
“Ce n’est pas une actrice, c’est un produit”
Pour Eline Van der Velden, la créatrice de Tilly, ces critiques relèvent d’une incompréhension :
“Tilly n’est pas là pour remplacer, mais pour collaborer. Elle peut exister à côté des acteurs humains, dans un nouvel équilibre entre art et technologie.”
Mais pour les artistes, la frontière est déjà franchie.
Tilly Norwood ne joue pas un rôle : elle incarne l’avenir du cinéma sans acteurs.
Et que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, l’histoire vient tout juste de commencer.
🗞️ Sources
- Télérama (sept. 2025)
- Deadline (Zurich Film Festival, 2025)
- Variety, The Independent, IndieWire, BBC News
- SAG-AFTRA archives (2023-2025)